La machine de Turing
La machine de Turing... ou comment un simple cambriolage vous emmène jusqu'à la défaite de l'Allemagne nazie. Vous me demanderez sans doute quel est le lien? Parce qu'entre la disparition de simples fourchettes à huîtres (même si c'est de l'argenterie) et la chute du führer, il y a quand même un sacré fossé, voire le grand Canyon.
Alan Turing, chercheur et professeur au King's College de Londres et à l'université de Manchester, au physique assez sec, ne sachant pas trop quoi faire de son corps un peu à la manière d'un pantin désarticulé, est interrogé par le sergent enquêteur Mickael Ross. Alan vient de se faire cambrioler. Le butin n'est pas énorme, "pas le casse du siècle". Mais ce vol sans importance et le comportement étrange de ce sujet de sa Majesté, suffisent à piquer la curiosité du policier. En effet, même si les alliés fêtent encore la victoire sur les nazis, la menace soviétique plane sur l'Angleterre de l'après-guerre. Les autorités ont donc décidé de mener une véritable chasse aux sorcières. De ce banal fait divers, l'enquête commence.
Qui est Alan Turin? Cet homme brillant qui semble sans histoire, aimant la bicyclette et courir le marathon, loin d'être une gravure de mode, se lançant des défis aux échecs, fasciné par Blanche Neige et les sciences en général, cache en fait de très lourds secrets. Dans la Machine de Turing, le spectateur est invité à dérouler le fil de la vie du chercheur jusqu'à comprendre que ce "grand d'Adet" est tout simplement le détonateur de la bombe qui anéantira la barbarie nazie. Grâce aux mathématiques et à sa machine nommée Christopher, Alan Turing a cassé les codes d'Enigma, engin utilisé par les nazis pour coder toutes leurs opérations militaires. Performance qui à mes yeux relève de la science-fiction, moi qui suis si nulle en math (2+2 ne font ils pas 5?).
Outre le duel "Christopher-Enigma", la pièce nous révèle un autre secret d'Alan, relevant de la sphère privée. Le chercheur est homosexuel, ce qui à l'époque est passible d'outrage aux mœurs et d'indécence en vertu de la loi criminelle de 1885. Ce secret dévoilé, Alan préférera subir la castration chimique plutôt que d'être empêché de travailler. Car le scientifique n'aura de cesse que d'essayer de répondre aux questions débutant par "comment?". Comment d'une cellule unique arrive-t-on à un être vivant tout entier tuyauterie comprise? Comment se fait-il que la disposition des écailles d'une pomme de pin soit-elle aussi parfaite? Le spectateur comprends alors qu'Alan Turing a jeté les bases de réflexions scientifiques modernes dans de multiples domaines : informatique, génétique, astronomie, mécanique, physique... Emporté dans son raisonnement, le public se prend même à rêver que les mathématiques pourraient percer les plus grands mystères de l'humanité, la mort par exemple.
La pièce "la Machine de Turning" relève un défi de taille. "Comment" retranscrire avec précision la réalité de ces faits historiques dans un spectacle vivant? Déjà par un texte puissant dont la rythmique oscille entre dialogues et monologues efficaces, changements de tons et d'ambiance. Ensuite, par une mise en scène qui fait le pari de changements de décor à minima. Seul un écran de projection dans le fond de scène, un peu à la manière du cercle des illusionnistes, permet au spectateur de se voir transporter dans des univers différents. Ces changements d'atmosphères sont également basés sur les variations de jeu des comédiens. Les changements d'époque et de personnage se font par le biais de petits détails mais qui suffisent à transporter le spectateur d'un endroit à un autre, voire même d'époque en époque. Car en effet, sur une période de quelques décennies, l'histoire fait des sauts de puce dans le temps sans perdre les spectateurs, ce qui constitue un véritable numéro d'équilibriste plutôt réussi.
Côté jeu, il faut saluer la performance
des deux comédiens car dans deux registres différents la tâche est corsée. Tout
du long, Benoit Solès demeure dans ce personnage torturé entre sa propre
essence et ses obsessions scientifiques, tout en ne sachant pas où est
réellement sa place dans la société. Parfois, on peut y voir un parallèle avec Dustin
Hoffmann dans Rain Man par sa gestuelle et ses tics de voix.
Amaury de Crayencour quant à lui doit
jouer sur plusieurs fronts. En effet, ce n'est pas moins de quatre personnages
qu'il interprète pendant cette heure et demi. Avec très peu de changement de
costume, il doit jongler entre des personnages diamétralement différents. Il
interprète tout un éventail de personnalités allant de la brute des bas-fonds
de Londres, au policier zélé mais sensible, en passant par le scientifique sûr
de lui, jusqu'au comédien vecteur de l'épilogue de la pièce.
Au-delà de l'histoire d'Alan Turing, cette pièce nous interpelle sur des thèmes d'actualité : la place prédominante de la science dans notre société moderne avec toutes ses conséquences sur la bioéthique. Elle nous questionne également sur notre manière de percevoir la différence et comment l'accepter le plus humainement possible.
A la fin du spectacle, mon fidèle
compagnon de théâtre Julien*, avait les yeux embués derrière ses lunettes de
binoclard. Au salut final, on s'est regardé comme deux merlans frits et le seul
mot que nous ayons échangé au milieu des applaudissements retentissants était : "bravo".
Maintenant que je suis penchée sur mon
clavier, je ne peux m'empêcher de regarder mon fidèle compagnon d'écriture, mon
ordinateur bien-aimé sans qui vous ne pourriez lire ces lignes. Et au moment où
je mets le point final à cet article, je regarde la webcam dans le blanc des
yeux (ou plutôt de la lentille) en lui disant : "bien joué
Alan"!
*le prénom a été changé
De : Benoit SOLES
Mise en scène : Tristan PETITGIRARD
Avec : Benoit SOLES et Amaury de CRAYENCOUR
Assistance à la mise en scène : Anne PLANTEY
Décor : Olivier PROST
Lumière : Denis SCHLEPP
Vidéo : Mathias DELFAU
Musique : Romain TROUILLET
Costumes : Virginie H
Enregistrement violoncelle solo : René BENEDETTI
Voix off : Bernard MALAKA et Jérémy PREVOST
Photographies de répétition : Fabienne RAPPENEAU
Directrice de production : Agnès HAREL
Théâtre Michel - 3 février 2019